Dans l’esprit de plusieurs, le travail des procureures et procureurs aux poursuites criminelles et pénales se résume souvent à faire témoigner les victimes ou à interroger les accusés, dans le cadre d’un procès criminel. Bref, à la présentation de la preuve. Mais bien avant qu’un accusé ne comparaisse devant un juge existe une étape cruciale de notre système de justice : le dépôt d’accusations.
Il s’agit de l’étape la plus importante du processus de justice criminelle, et celle qui fait appel au plus grand pouvoir que possèdent les procureurs : celui d’autoriser le dépôt d’accusations criminelles contre des citoyens. Le DPCP s’est d’ailleurs doté d’une directive ACC-3 à l’intention de ses procureurs afin de bien les guider dans ce rigoureux processus.
Mais tout d’abord, il faut savoir que les procureurs ne font pas eux-mêmes l’enquête criminelle. Ce travail incombe aux corps policiers. Ce sont en effet eux qui reçoivent les plaintes des citoyens (plaignants et/ou victimes) et qui, par la suite, montent un dossier d’enquête. Ce dossier contiendra les éléments de preuve établissant la commission de l’infraction.
En fonction de la nature du crime enquêté, le dossier d’enquête contiendra des :
- déclarations de témoins,
- rapports policiers,
- photos et analyses de la scène de crime,
- documents relatifs à l’arrestation et à l’interrogatoire du suspect,
- rapports d’expertise, etc.
Une fois le dossier d’enquête complété, ce dernier est acheminé au procureur. C’est uniquement sur la base de cette preuve que le procureur prendra l’importante et cruciale décision de porter ou non des accusations criminelles contre le suspect.
L’analyse de la preuve
Une fois le dossier d’enquête acheminé au bureau du DPCP de la localité dans laquelle le crime est allégué avoir été commis, il est attribué à un procureur qui en assume la responsabilité. Ce dernier en prend connaissance et débute son analyse de la preuve reçue.
La décision du procureur de déposer des accusations résulte de l’analyse objective de facteurs biens précis. Ceux-ci, ainsi que la marche à suivre, sont clairement établis dans la directive ACC-3.
Ces facteurs sont de deux ordres :
- la suffisance de la preuve et
- l’opportunité d’engager une poursuite au regard de l’intérêt public.
Les principes de base
Rappelons d’abord certains éléments qui caractérisent le mandat particulier confié aux procureurs, à l’intérieur du système de justice et, plus largement, dans la société québécoise.
Les procureurs sont des officiers de justice qui exercent une fonction quasi-judiciaire, pour laquelle ils doivent d’ailleurs prêter serment. Ainsi, l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, dont celui de porter des accusations, doit se faire
- avec rigueur,
- en toute indépendance (imperméable à toute forme d’influence ou d’ingérence),
- dans la plus grande impartialité (sans conflit d’intérêt ou parti pris) et
- sans tenir compte de l’opinion publique ou de la pression médiatique.
De plus, leurs décisions doivent viser à assurer la protection de la société, dans le respect de l’intérêt public et de l’intérêt légitime des victimes. En ce qui concerne le DPCP, l’organisation à laquelle appartiennent les procureurs, elle est elle-même indépendante du pouvoir politique.
La suffisance de la preuve
Le premier critère que doit considérer le procureur qui analyse un dossier policier, c’est celui de la suffisance de la preuve. Selon la directive ACC-3 :
« Avant d’entreprendre une poursuite, le procureur doit être convaincu, sur le fondement de son analyse objective de la preuve, qu’un juge ou un jury impartial et bien instruit en droit pourrait raisonnablement conclure à la culpabilité du suspect à l’égard de l’infraction révélée par la preuve. »
Pour en être ainsi convaincu, le procureur doit faire appel à d’autres concepts juridiques, tels que le fardeau de la preuve en droit criminel canadien, ainsi qu’aux règles d’admissibilité de la preuve en regard, par exemple, de la Charte canadienne des droits et libertés.
- Admissibilité
Sur le plan de l’admissibilité, le procureur ne devra tenir compte, pour les fins de son analyse, que de la preuve qu’il jugera légalement admissible.
Prenons l’exemple suivant : le dossier d’enquête contient une déclaration incriminante donnée par le suspect, mais le procureur juge que celle-ci a été obtenue en violation du droit à l’avocat. Dans un tel cas, il devra exclure cette preuve de son analyse et en définitive, faire comme si elle n’existait pas, puisqu’il ne pourrait l’utiliser devant le tribunal.
- Fardeau de la preuve
En ce qui concerne le fardeau de preuve exigé en droit criminel canadien, il est, disons-le, très exigeant. En effet, en raison du principe de la présomption d’innocence, le procureur doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé a commis le crime dont il l’a accusé.
La distinction peut sembler subtile, mais le procureur n’a pas à être convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité du suspect, avant de porter les accusations. Cette appréciation appartient au juge, lors du procès.
Il doit cependant être convaincu qu’un juge (ou un jury) pourrait raisonnablement conclure, hors de tout doute raisonnable, à cette culpabilité. C’est donc dire qu’il n’a pas à être certain d’obtenir une condamnation, mais plutôt être convaincu qu’un tribunal pourrait raisonnablement arriver à cette conclusion. C’est ce qui est aussi appelé la « perspective raisonnable de condamnation ».
Ainsi, il ne doit pas porter d’accusations lorsque la preuve admissible est insuffisante. Lorsqu’elle est suffisante, il porte les accusations et au final, c’est le juge ou le jury qui décidera si l’accusé est coupable ou non.
Dans le cadre de l’évaluation de la suffisance de la preuve, le procureur doit également tenir compte des éléments de preuve au dossier qui sont favorables à l’accusé. Par exemple, si elle ouvre la porte à une défense de légitime défense, il doit le considérer dans son analyse.
Au-delà de l’admissibilité de la preuve au dossier, il doit aussi en évaluer le niveau de fiabilité. En effet, le procureur pourrait par exemple conclure qu’une preuve est admissible, tout en jugeant qu’elle est peu fiable, crédible ou digne de foi.
Après avoir effectué cette première étape d’analyse, si le procureur conclut que la preuve admissible contenue au dossier policier n’est pas suffisante pour porter des accusations, il fermera normalement le dossier à cette étape. Dans le jargon juridique, on dira que « la plainte est refusée ».
Ceci dit, si le procureur croit que la preuve peut être améliorée ou bonifiée pour atteindre un niveau suffisant, il peut demander aux policiers un « complément d’enquête » afin d’obtenir des éléments de preuve supplémentaires. Par exemple, une déclaration d’autres témoins ou d’autres types de preuve (relevés bancaires, rapport médical, expertise sur un sujet précis, estimé des dommages causés, etc). Une fois ce complément d’enquête obtenu, le procureur fera une nouvelle évaluation de la suffisance de la preuve. Si la preuve est maintenant suffisante, il passera à l’étape suivante et dans le cas contraire, la plainte sera refusée.
L’opportunité de poursuivre
À partir du moment où le procureur estime que la preuve est suffisante, il doit, avant de porter des accusations contre le suspect, se poser une deuxième question : « Est-il opportun, dans l’intérêt public, de porter des accusations dans le présent dossier? »
Rappelons qu’en tant que gardien constitutionnel de l’intérêt public, le procureur peut exercer son pouvoir discrétionnaire en décidant de ne pas poursuivre, s’il juge que ce ne serait pas dans l’intérêt public, et ce, même si la preuve est suffisante.
Disons-le, l’évaluation de ce qui est ou n’est pas dans l’intérêt public n’est pas une science exacte. Doté d’une certaine expérience, d’un bon jugement, du support de collègues plus expérimentés en cas de besoin et de certaines directives permettant d’encadrer cette évaluation, le procureur procédera à cette analyse.
Il existe toutes sortes de circonstances ou facteurs propres aux faits de chaque dossier qui pourraient être pris en compte par le procureur dans son évaluation de l’intérêt public de poursuivre ou de ne pas poursuivre. La directive ACC-3 énumère certaines d’entre elles.
Par exemple, la santé précaire d’un accusé pourrait justifier le fait de ne pas déposer d’accusations, notamment si celui-ci est en fin de vie et ne serait pas en mesure de pouvoir témoigner à son propre procès. Plusieurs autres cas de figure sont possibles et chaque dossier doit être évalué de manière indépendante.
Ceci dit, dans la majorité des dossiers dans lesquels la preuve est suffisante, il sera dans l’intérêt public qu’une plainte soit portée.
Une fois la décision prise de porter une ou plusieurs accusations contre le suspect, le procureur vérifiera si ce dernier peut bénéficier du Programme de traitement non judiciaire de certaines infractions commises par des adultes ou, dans un deuxième temps, s’il est éligible au Programme de mesures de rechange général pour adultes (PMRG).
Une décision sujette à changement
La décision du procureur de porter – et maintenir – des accusations doit être réévaluée tout au long des procédures. En effet, si les circonstances changent au point de remettre en question l’évaluation de départ, le procureur se doit de réévaluer la pertinence de maintenir ces accusations. Cette perspective raisonnable de condamnation n’est pas un concept propre à l’autorisation, puisque cette conviction doit être maintenue tout au long des procédures judiciaires.
Par exemple, il peut arriver que le procureur ne puisse plus compter sur la preuve d’un témoin – qui décède, devient introuvable ou refuse dorénavant de collaborer – peu avant le procès. Le procureur pourrait alors conclure que la preuve restante n’est plus suffisante. Il devra ainsi mettre fin aux procédures judiciaires intentées contre l’accusé.
Il en va de même d’une nouvelle circonstance qui amènerait le procureur à conclure que la poursuite du dossier n’est plus dans l’intérêt public.
Des approches différentes selon la nature des dossiers
Dans plusieurs types de dossier, particulièrement ceux impliquant des victimes vulnérables, de la violence conjugale ou des crimes à caractère sexuel, le procureur rencontrera la victime avant de prendre une décision finale.
Dans les dossiers plus complexes tels que ceux impliquant une fraude importante ou le crime organisé, le procureur collaborera avec les enquêteurs en sa qualité de conseiller juridique, tout au long de l’enquête.
Comme on a pu le voir, le dépôt d’accusations est une étape cruciale du système de justice et du travail du procureur. Il a, à ce moment, un devoir d’une importance capitale.
Pour lire les autres textes (certains à venir) sur les étapes du processus judiciaire :
- Le dépôt d'accusations
- La comparution
- L'enquête sur mise en liberté
- L'enquête préliminaire
- Le procès
- La peine
- L'appel
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